Alter'Mag Alter'Mag 3

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Page 19 : Alter'Mag 3

Toute mon enfance, toute mon éducation ont baigné dans ce discours : « L’art, c’est pas pour nous. Tu trouves un vrai travail dans l’administration et le dimanche tu pourras faire de la peinture. »Fils d’ouvrier, je voulais quand même prendre une caméra. J’ai commencé en Super 8, j’ai d’abord adapté un dessin de Sempé où en une dizaine d’images, il emmène élégamment à un gag. J’ai tenté en animation en volume de rendre ce même sourire. Curieux de cette proposition, il m’a reçu à Paris. Je lui ai projeté mon travail sur un écran en carton plume. Au-delà de l’intérêt qu’il a porté à ce travail, il s’est vite aperçu que je n’avais pas les codes de l’économie de cette industrie. « Faites d’abord vos films et revenez me voir. »Dans la banlieue de Marseille René Allio ouvrait le Centre Méditerranéen de Création Cinématographique (CMCC). Tel un père de cinéma, il m’y a accueilli et accompagné. J’y ai écrit et réalisé L’Echelle puis La Fleur puis La Boule… Une dizaine de filmsd’animation, dans une toute petite économie de court-métrage. De film en film quel que soit les succès (Perspective du cinéma français à Cannes, nomination pour un et César pour l’autre, vente à une chaîne, au cinéma…), il me fallait repartir à zéro.Aucun de ces films ne m’a ouvert à un travail ou à du travail, aucun d’eux n’a été rentable. Malgré la force, la qualité et la quantité de ses films, René Allio ne vivait pas que de son activité de réalisateur.Il a dû me le dire, mais à ce moment-là, je ne l’ai pas entendu. Le Centre a fermé, je me suis tourné vers l’actualité, d’abord comme preneur de son, puis en allant sur le terrain de l’actualité.C’est devenu un métier qui m’a permis de rencontrer d’autres techniciens, qui m’ont proposé d’autres travaux plus riches… En confiance, j’ai mis une caméra professionnelle sur l’épaule et toujours dans l’actualité, j’ai visité notre monde malade. Je suis passé d’une technique à une autre, d’un travail à un autre grâce à des rencontres, à des gens qui m’ont fait confiance. J’ai réalisé un documentaire pour la région PACA, je suis allé le montrer au directeur des programmes de France 3 région qui m’a proposé de travailler à la réalisation de documentaires pour cette chaîne. Tels des exercices réguliers, dans un travail salarié, j’ai ainsi écrit et réalisé une vingtaine de documentaires en empathie avec la nature et ma nature. Parallèlement, je proposais des projets, pour le cinéma, pour la télévision, en vain. Tout a commencé par un mauvais rêve : je l’ai cru morte.J’ai retrouvé sa trace sur le Net, j’ai téléphoné. J’ai appris qu’elle était mariée, mère de deux enfants et enseignante dans un pays scandinave. Les nouvelles étaient rassurantes et ses rires joyeux. Du coup, j’ai replongé dans les lettres, les dessins, les bobines de films Super 8 que j’avais conservés de cette époque. À la lecture des aérogrammes qu’elle m’adressait 30 ans plus tôt, en 1978 et 1979, la puissance et la force de son amour contenu m’ont troublé. J’y sentais les flottements de ses sentiments, ses interrogations, mais qu’en était-il de moi ? Ce qui m’interrogeait, me dérangeait, c’était le creux, le creux de ma présence. J’avais la trace de ses écrits, elle n’avait pas conservé les miens. Au fil du temps, ses lettres s’étaient peu à peu espacées, puis plus rien. De mon côté, j’avais abandonné la pratique du cinéma d’animation et ce jouet de gosse qu’est la pâte à modeler. En revenant à mes films d’animationanciens, j’y ai retrouvé inscrit l’écho de ces moments. La réponse aux émotions contenues dans ces lettres se trouvait là, blottie dans les situations mises en place avec mes bonshommes de pâte modelée. Mon histoire avec Jasmine était terminée depuis longtemps, mais les émotions contenues dans ses lettres s’y retrouvaient. Elle y écrivait son mal être, m’y parlaitd’une histoire impossible, j’exprimais après coup la même impossibilité dans mes films d’animation.J’ai voulu revenir sur cet épisode de ma vie, en retracer l’histoire. J’ai d’abord fait un inventaire du matériel que j’avais pour la mettre en place. Dans l’humidité d’une cave, j’ai retrouvé des films Super 8 tournés en Iran à cette époque, de longues lettres de Jasmine, aérogrammes sur papier bleu, trois films d’animation en pâte modelée et, dans le désordre, beaucoup de souvenirs emmêlés, joyeux et tristes. Mais le plus émouvant a été de retrouver dix secondes de son image brouillée par l’humidité et tournée par moi et des images de moi, dans le même état, tournées par elle. Mon deuxième mouvement a été de reprendre la pâte, de la malaxer.Dans le creux de mes mains, elle s’est réchauffée, alanguie, détendue et puis elle s’est laissée aller…Toute une mémoire remontait. En revenant à mes premières amours, en modelant des bonshommes, à cette lumière, les émotions contenues dans ces aérogrammes devenaient plus intenses. Les personnages abstraits en pâte en faisaient une traduction indirecte. Dans leur matière, mes personnages racontent, mais aussi fondent, volent, se mélangent, s’incrustent sur du réel, se révoltent, vibrent, s’aiment…La sensualité et les mouvements de la pâte répondaient aux aérogrammes d’il y a trente ans. Il convenait maintenantde composer un film de moi qui ne pourrait exister sans elle. Un film entièrement inventé par moi comme un magnifique cadeau pour elle. Jasmine n’est pas vue, on devine les contours de sa personnalité dans la seule lecture de ses aérogrammes. Des lettres qui ont été écrites avant et après, mais il manquait le « pendant » la révolution.La forme des personnages est donnée, les bonshommes inanimés sont placés dans les différentes situations vécues, le mouvement va leur donner vie.Aujourd’hui, le plaisir charnel est proscrit, en Iran plus qu’ailleurs, il restait à laisser aller la main vers le plus de sensualité, la laisser guider les bonshommes, caresser lespersonnages, les re-modeler parfois… En laissant aller la sensualité de la main qui les accompagne, il restait aussi et surtout à maîtriser l’entremêlement dramaturgique de la petite et de la grande histoire. À l’Institut National de l’Audiovisuel, je suis allé confronter le chaos de mes souvenirs aux actualités de l’époque.J’ai ressenti intacte l’intensité des moments vécus auprès de Jasmine. Les commentaires des journalistes déroulaient les faits au jour le jour, je pensais qu’ils pouvaient eux s’occuper de la chronologie des faits, et moi me consacrer à la « petite » histoire d’amour.Petit à petit, l’histoire d’amour s’est imposée, une à une, les images d’archives INA ont cédé la place à la vie des deux personnages. Ce ne sont pas mes images, mais elles sont dans mon histoire. Depuis trente ans, gravées dans ma mémoire, elles reviennent aujourd’hui avec la même violence qu’hier.J’ai baigné ce film dans une longue et profonde vague d’amour. Une vague qui s’explose sur le bloc de granit du réel. Dans ce niveau de lecture, j’ai voulu opposer la sensualité et la douceur de la main qui manipule la pâte au choc voire à la brutalité du réel. J’ai voulu confronter le Shah, ce personnage incontournable de la grande histoire de la révolution iranienne aux petits bonshommes de pâte. Voir son impuissance et la surprise de ces bonshommes revenus de l’au-delà qui retrouvent le réel de leur roi tout pareil.Pour que ce récit documentaire puise sa force dans la violence d’une histoire vécue, il me fallait en incarner le propos. En convoquant toutes ces images, (archives Super 8, INA, films d’animation, dessins, photos…) il me fallait en trouver la juste dose. Il s’agissait de créer un tempo, de tisser avec elles et autour d’elles un sentiment de rêve éveillé, une chanson qui pourrait contenir tout l’amour du monde. Au-delà de leurs compétences professionnelles, tous les collaborateurs ont amené de belles idées, des solutions malines, une cohérence de personnages, de fortes envies… Ces partenaires, je les ai choisis parce que d’une certaine manière et de leur façon particulière, ils aimaient ce projet, ils s’en approchaient doucement et surtout ils avançaient sans aucun préjugé. On peut tout essayer, essayons ! Entre questionnements et interrogations, entre doutes et certitudes, entre problèmes techniques et solutions, ils m’ont accompagné et soutenu tout au long de ce voyage immobile.Pour l’écriture de ce projet, j’ai demandé à Jacques Reboud (réalisateur lui-même) de me suivre dans mes écrits, d’être une sorte de miroir, de me renvoyer ce qu’il ne comprenait pas dans les séquences que je proposais, d’éviter les digressions et autres péripéties inutiles. Ce qu’il a parfaitement fait.Dans les lettres de Jasmine, j’avais trié les phrases les plus polies, les plus jolies, en faisant intervenir Chloé Inguenaud (réalisatrice elle aussi), Shéhérazade est devenue plus naturelle, plus réelle, plus vraie.Pour être précis dans la grande histoire de la révolution iranienne, j’ai demandé à Christian Bromberger (ethnologue et spécialiste incontournable de l’Iran) de superviser mes écrits. Ce qu’il a fait.Dans le studio qui se situait derrière l’écran du cinéma l’Alhambra à Marseille, Bernard Vézat (chef décorateur) a inventé un « Téhéran » avec des emballages de polystyrène. Accompagné de Sylvain Tetrel (assistant décor) ils mettaient en place les éléments du décor, Pierre Benrizem, (chef opérateur) installait les lumières, ils me laissaient ensuite seul le temps du plan. Ils revenaient ensuite pour un autre plan… Le soir, je montais le travail de la journée. En fin de tournage, j’ai montré une chronologie à Catherine Catella (monteuse), qui m’a fait ses propositions de montage, aérant et rythmant l’ensemble.